CECI n'est pas EXECUTE lias : Polémique et censure

Polémique et censure

En 2009, j'avais publié dans le Journal de la Société des Américanistesun article assez critique sur l'ouvrage de Laurent Barry, La Parenté(Paris, Gallimard, 2008) :
 http://jsa.revues.org/index10809.html

Comme on pouvait s'y attendre, l'auteur a répondu, longuement même :
http://jsa.revues.org/index11115.html

 

Ce qui était beaucoup plus inattendu, c'est que le comité de rédaction de la revue, dont par ailleurs j'étais membre, a refusé de publier ma réponse à la réponse, allant à l'encontre de tous les usages en la matière. Considérant qu'il s'agissait d'un cas de censure, j'ai démissionné de ce comité de rédaction. Voici le donc le court texte qui aurait du paraître dans le JSA, afin de clore la polémique entre L. Barry et moi en bonne et due forme.

 

Réponse à une réponse au sujet de l’ouvrage La Parenté

La très longue réponse de Laurent Barry au texte que j’avais consacré à son livre La Parenté, publiée dans le dernier numéro du JSA (2009, 95-2), procède dans sa première partie d’un tronçonnage qui tend à déformer un peu mes propos, mais cela est de bonne guerre et je ne saurais lui en faire grief. Je me fonderais donc ici pour lui répondre – aussi brièvement que possible afin de ne pas lasser nos lecteurs communs – sur la synthèse qu’il propose lui-même de mes principales critiques à son égard.

 

  • « 1) Le fait que la thèse principale de mon essai repose sur le lien que j’établis entre ressemblance physique et reconnaissance de la parenté. »

 

Barry établit bien un rapport entre ressemblance physique et reconnaissance de la parenté, certes de façon assez alambiquée, comme c’est trop souvent le cas dans ce livre et donc pouvant donner lieu à surinterprétation. Je renvoie toutefois le lecteur pour qu’il juge de lui-même à la page 193 de La Parenté (que j’aurai dû, il est vrai, citer). Notons que les exemples d’exception donnés par l’auteur à cette reconnaissance sont toujours, selon ses propres mots, de l’ordre de la dénégation (les Trobriandais) ou du refus d’en tenir compte (les Na du Yunnan), ce qui est une forme faible de dénégation. Ce qui laisse entendre que la norme réside dans cette reconnaissance. Rendons-nous maintenant au bas de cette même page et lisons jusqu’en haut de la suivante :

« L’on peut donc dire, pour faire vite (pour le coup, il aurait été certainement préférable que Barry s’appesantit un peu plus sur la question afin d’en lever toutes les ambiguités), que toutes les contructions cognitives qui étayent leur discours sur des faits d’observations liées au corps doivent plus facilement, car de plus nombreuses voies leur sont offertes, parvenir à un schéma privilégiant une indifférenciation des apports des parents qu’à l’idée selon laquelle les apports de l’un et l’autre sexe sont de nature totalement hétérogène ». 

Autrement dit, pour autant que nous décodons correctement, la ressemblance physique (car on ne voit pas à quoi d’autre pourraient faire référence ici « les faits d’observations liées au corps », sur lesquels l’auteur lui-même met l’accent en usant de lettres italiques, certes il y a aussi la différence des sexes, mais celle-ci, comme nous allons le voir est reléguée en deuxième position) apparaît comme le premier palier dans l’ordre de la sensibilité – premier, car le plus effficace (« de nombreuses voies leur sont offertes ») – permettant d’amorcer, ou si l’on veut, d’ouvrir le « parcours cognitif », dont parle Barry tout de suite après, sous-jacent à tous les phénomènes relevant de la parenté, et ce de façon préalable (d’un point de vue logique) à la prise en considération de la différence des sexes. Le fait que palier suivant, dans la hiérarchie proposée, réside dans la maternité, liée spécifiquement, on s’en doute, au féminin (p. 195), me conforte dans cette interprétation du texte de Barry. Maintenant, ce n’est peut-être ce qu’il a voulu dire, mais c’est la glose la plus plausible de ce passage de La Parenté qu’il nous semble possible de donner. Par ailleurs, si la question de la ressemblance physique n’avait aucune pertinence pour Barry, on se demande bien pourquoi il l’aurait évoquée, serait-ce de façon un peu torturée, car, en règle générale, les parentalistes contemporains n’éprouvent aucunement le besoin, pour conduire leurs analyses au niveau le plus abstrait, de soulever la question.

 

  • « 2) L’importance que j’accorde à la notion de substance dans ma démonstration. »

 

Je veux bien croire que j’ai mal compris.  J’ai dû lire trop vite un livre qui, peut-être, comme nous venons de le voir, n’est pas toujours non plus très clair. Et je n’ai jamais dit que la substance chez Barry n’était pas comprise dans un sens métaphorique. Du reste, il ne pourrait en être autrement dans notre vocabulaire d’anthropologues, sinon nous parlerions de « substances », au pluriel. Somme toute, je me félicite que ma critique ait permis à Barry de clarifier, point par point, ses positions. Reste qu’au total, si la substance n’est pas la clé de la parenté selon Barry, je n’ai pas compris ce que c’était, sinon cette notion d’« identité » dont il convient lui-même aujourd’hui qu’elle reste assez difficile à cerner. Il ne fait pas de doute en revanche qu’avec cette notion (l’identité, autrement dit la distinction nécessaire entre le soi, ou le semblable à soi, et le non-soi) nous nous situons dans la proximité étroite des théories de Françoise Héritier. J’ai probablement eu tort toutefois de trop mettre en avant cette proximité et je m’en excuse dans la mesure où, ce faisant, j’ai, semble-t-il, blessé l’orgueil de Laurent Barry. Je reconnais volontiers que prétendre à la succession d’un maître au sein de l’Académie s’avère toujours une opération délicate. Il faut à la fois ménager son prédécesseur et marquer sa singularité, le dépasser sans lui porter trop ombrage. Il y a deux grandes stratégies en la matière, qui toutes deux comportent leurs propres périls : chercher à systématiser la pensée du maître ou, au contraire, à faire rupture sur un point crucial afin de la redéployer. Le livre de Barry, dans ses grandes lignes, illustre incontestablement la première option. Or, je persiste à croire que la pensée théorique de Françoise Héritier sur la parenté conduit à une impasse.

 

  • « 3) Le fait que l’absence d’exemples ethnographiques empruntés à l’aire culturelle américaniste dans cet ouvrage découle du point 2 ainsi que de mon désintérêt pour la question terminologique. »

 

Barry nous assure qu’il s’agit d’une simple inadvertance si l’Amérique n’a pas sa place dans un ouvrage d’anthropologie théorique qui prétend à l’universalité et s’en excuse (chacun son tour, donc). Prenons-en acte non sans nous émerveiller cependant de l’ingénuité avec laquelle qu’il nous avoue maintenant qu’il ne s’est aperçu de l’absence d’exemples ethnographiques américains dans son œuvre qu’au tout dernier moment, quand il était déjà trop tard, alors qu’il souhaitait ardemment qu’il en figurât. Rappelons que cette mise au silence des faits américains avait un caractère tellement assourdissant, en particulier bien sûr pour un américaniste, qu’il n’était pas inconcevable de l’analyser comme un acte manqué, d’où ma tentation d’une lecture en termes de non-dits et de faire « parler » le texte, comme on dit couramment dans nos disciplines. Manifestement, je n’aurais pas dû céder à cette funeste tentation. Elle n’a fait qu’engendrer chez moi un délire paranoïaque (dont je devrais avoir d’autant plus honte qu’il résulterait d’« obsessions néo-diffusionnsites ou culturalistes »). Mais ce débat aurait probablement été évité, ou aurait pris une autre tournure, si Laurent Barry avait pris soin de préciser, dès les premières lignes de son ouvrage — serait-ce sous forme d’une brève note en bas de page rédigée dans l’urgence d’une dernière lecture avant impression — qu’il avait omis de traiter de l’Amérique pour telle ou telle raison, et qu’en conséquence sa Parenté restait, d’une certaine façon, un ouvrage inachevé.

Juste un mot pour finir. Il concerne l’argument d’autorité par recenseurs interposés, utilisé à plusieurs reprises dans sa réponse par Barry. Ce n’est pas parce que plusieurs collègues, pour lesquels j’ai la plus haute estime par ailleurs, ont dit le plus grand bien de La Parenté qu’on doit s’interdire d’en avoir sa propre lecture, serait-elle moins enthousiaste que la leur. Sinon, on entre dans une logique de hit-parade qui me semble très éloignée de l’idéal de scientificité dont, animé de la foi du charbonnier, Barry se prévaut pour conclure sa réponse à notre critique de son livre.

Emmanuel Désveaux

EHESS
CNRS

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